mardi 9 avril 2024

                                                         Une vie de soliste.


Il est vingt heures. On est assis, chacun dans son fauteuil, tranquillement, les lumières vont s'éteindre. 

Elles s'éteignent. 

La scène  s'illumine. 

L'artiste entre côté jardin, s'incline la main gauche le long du corps ou posée sur le cadre du grand piano noir. 

Il  s'assoit. 

Des secondes passent. 

Les tousseurs continuent de tousser. (Alexandre Tharaud a écrit: "Paris, en ses théâtres, tousse plus qu'aucune ville au monde.").  

Je "chuuuuutais" avant que le soliste commence à jouer, espérant qu'ainsi, on le laisserait se concentrer.  Dans le silence. En vain.

Christine m'a dit que "chuuuuuter" ajoutait au désordre. Elle avait raison; j'ai cessé.

Lui, le soliste,  est déjà ailleurs, peut-être ne les entend-il pas ces toux inciviles. 

 D'un coup, un note, un accord,  un arpège,  le bonheur commence servi par un personnage dont une caractéristique essentielle de la vie qu'il mène est qu'il est seul.  Avec son art, mais seul.

Seul dans le taxi qui le conduit à l'aéroport, seul dans l'avion qui l'emmène à New-York à Tokyo, à Pékin, ou Buenos-Aires.

Seul, en arrivant dans la chambre d'hôtel que son agent lui a réservée.

Seul jusqu'à la répétition, ou jusqu'au concert. 

Seul dans la chambre qu'il aura retrouvée, une fois le concert terminé et les dédicaces signées.

Il essaiera d'y dormir.  Seul.

Je suis dans mon fauteuil, Christine à mon côté et moi au sien. Le soliste va combler notre  soirée, sans doute. 

Concentrée, elle ne manquera rien. Comme si elle était dans le piano. Une fois le récital commencé, elle n'entend plus les tousseurs. Je l'admire.

Je me rappelle, l'immense Nelson Freire, à la Roque-d'Anthéron, entrant sur scène, petit bonhomme à la marche dynamique et au regard rieur dans son smoking beige. Le voir était un rêve enfin accompli.

 Quand il a plaqué le premier accord du concerto en la de Schumann, quelques larmes me sont venues.

Pas une seconde, me suis-je dis: "ce brésilien génial , quel sacrifice de vie, pour une telle passion et au service d'un tel art! Quel sacrifice de vie pour nous faire rayonner de bonheur et un instant se dire que peut-être, là-haut..."

En 2012 j'avais rencontré un des jeunes et brillants solistes français. Déjà célèbre, il est depuis mondialement demandé. Il m'avait dit: "Si j'ai des enfants, je ne les encouragerai pas à me suivre. Ce que je vis est merveilleux, mais on est tellement seul, toujours tellement seul".

Trois ans plus tard, mon vieil ami Jean-Bernard Pommier, donnait à Gaveau en huit récitals l'intégrale des 32 sonates de Beethoven. (En 2006 son intégrale  des même sonates avait obtenu un Diapason d'or.)

 Le 19 juin après l'ultime Opus 111, nous étions allés le voir dans sa loge, émus par une interprétation sublime.

Christine et moi lui avions proposé de dîner avec nous. Il nous avait répondu:

"Hélas! J'ai joué avec 39 de fièvre et je dois filer à Roissy. Demain matin, envol pour Bangkok".

Nous nous sommes embrassés, il est monté dans son taxi. Je l'ai retrouvé en septembre... à Liège. Après il s'envolait pour je ne sais plus où.

Alexandre Tharaud, merveilleux pianiste  lui aussi, de vingt ans son cadet a écrit dans son livre "Montrez-moi vos mains", que dans le mot "soliste", le suffixe "iste" signifie "faire profession".

Le chauffagiste fait profession de s'occuper du chauffage. 

Le soliste fait profession d'être seul.



La semaine prochaine Croques-notes fait relâche.

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