Un sourire jusqu'aux oreilles
L'académie Goncourt a couronné un grand livre; cela lui arrive: Houris de l'écrivain algérien Kamel Daoud, publié chez Gallimard.
En 2013, Kamel Daoud avait obtenu le Goncourt du premier roman pour "Meursault, contre-enquête").
Je vais tâcher de faire court, ce n'est pas si simple, tant il est difficile de parler en quelques lignes de ce livre si dense, si plein d'humanité et, ce qui ne gâche rien, si bien écrit.
En Algérie, le 31 décembre 1999, dernier jour de la guerre civile, des barbares barbus envahissent une ferme et égorgent tout ce qu'ils trouvent: hommes, femmes et enfants.
Cette nuit-là , ici et ailleurs, il y aura mille morts.
Sous une couverture, une fillette de cinq ans est égorgée, comme sa sœur contre laquelle elle tentait de dormir, par terre, sous une couverture. Tout le monde meurt sauf elle qui en réchappe, la tête presque séparée de son petit corps. "Loupée" en quelque sorte. Il lui restera son nouveau sourire; il va d'une oreille à l'autre. Mais, cordes vocales tranchées, elle ne peut parler.
Trouvée le lendemain, 1er janvier 2000, rescapée, sauvée, elle est adoptée par une avocate anxieuse et aimante qui lui donnera le nom de Fajr, Aube en français.
Ce livre est l'histoire de l'Algérie et des femmes algériennes, racontée par cette enfant, vingt ans plus tard.
Ce livre est l'histoire de l'obscurantisme, de la barbarie et de l'oubli.
Ce livre c'est tout cela dit par Aube de sa "voix intérieure", au foetus qu'elle porte - une fille elle en est convaincue, il le faut d'ailleurs-. Elle l'appelle Houri. Dans le Coran les houris sont des très belles femmes promises dans le paradis aux musulmans fidèles. Voilà les choses annoncées: la femme est livrée à l'homme c'est son destin.
Sur terre dans tous les cas, c'est l'enfer. Aube dit à Houri à propos des hommes: "Dieu leur conseille de se laver le corps après avoir étreint nos corps interdits à la lumière du jour. Ils appellent ça"la grande ablution" car nous sommes la grande salissure. Que veux-tu lui dit-elle "toutes les femmes sont comme moi, ...C'est ça être femme ici; le veux-tu vraiment ?"
"Une femme a droit à la moitié de l'héritage d'un homme selon la loi de Dieu, dans ce pays"
"pourquoi ce Dieu nous hait-il tant, qu'avons-nous fait pour le mettre en colère depuis trois mille ans ?"
Aube décide alors d'emmener Houri voir le théâtre de son enfance avortée, de parler à l'âme de sa sœur morte, puis après, d'avaler les 3 pilules qu'un médecin lui a données pour qu'elle puisse "éjecter" si elle le souhaite. La scène de la consultation dans le cabinet du gynécologue est saisissante.
Agressée en chemin , elle perdra sa voiture et continuera pieds nus jusqu'à ce qu'un chauffeur à moitié borgne et estropié la recueille dans son camion
Il s'appelle Aïssa qui veut dire Jésus.
Personnage extraordinaire, physiquement et moralement. Fils d'un intellectuel marié à une femme d'intérieur, libraire ne sachant pas lire, "hypermnésique" il publie, transporte et livre les seuls ouvrages autorisés par les barbares à l'époque: des livres de cuisine et le Coran.
Il se rappelle tout et demande à Aube:
"Dis-moi un chiffre"
"Six"
"6 janvier 1997: massacre de citoyens à la cité des Oliviers à Douaouda (Tipaza): 23 morts. Parmi les victimes figurent 3 enfants et 6 femmes.
Ce chiffrage, c'est la mémoire indispensable, l'impérieuse nécessité des chiffres sans lesquels il n'y a pas de vérité. Aïssa est la mémoire bâillonnée.
Il a perdu l'usage d'une jambe à la suite d'une attaque terroriste. Il veut raconter ce qu'il a vécu. D'ailleurs, "l'émir loup" le lui a ordonné:
" Tu vas aller partout et raconter ce que tu as vu. Je suis la colère de Dieu, sa punition."
Alors il livre ses livres, et dit ce qu'ont fait les monstres.
Seulement voilà, il y a eu en 2005 le "Décret de mise en œuvre de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale » qui dispose:
"Est puni d’un emprisonnement de trois à cinq ans et d’une amende de 250 000 à 500 000 dinars quiconque qui, par ses déclarations, ses écrits ou tout autre acte, utilise ou instrumentalise les blessures de la tragédie nationale, pour porter atteinte aux institutions de la République algérienne démocratique et populaire, fragiliser l’Etat, nuire à l’honorabilité de ses agents qui l’ont dignement servie, ou ternir l’image de l’Algérie sur le plan international. "
Alors il trouve en Aube, le témoin idéal de ce qu'ils ont fait ces barbares barbus. Il veut l'emmener à Batna, sa ville, celle de son père éditeur et libraire qui avait deux femmes, sa mère et les livres, là où on ne veut plus l'entendre. Parce qu'Aube n'a pas besoin de raconter il suffit qu'elle montre.
"Une jambe plus courte, ça ne vaut rien face à une cicatrice au cou".
"Ma fille, tu es l'unique preuve"
Aube poursuivra son voyage, jusqu'à son village et là... je m'arrête.
Je vous laisse la suite extraordinaire, comme tout ce qui précède.
Juste un mot encore pour vous dire que ce livre est un cri sur la nécessaire mémoire, sur l'oubli forcé qui est une offense aux morts, que c'est un hommage à la femme et que Kamel Daoud, qui se met dans l'âme et dans le coeur d'Aube, parle en elle avec un talent fou et que c'est un très grand écrivain.